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Dans Le Soir du vendredi 6 mars 2015, William Burton interroge le philosophe Roger-Pol Droit à l’occasion de la parution de son livre, La philosophie ne fait pas le bonheur… et c’est tant mieux (Flammarion). Le titre évoque celui d’un ouvrage de Philippe Cornu, Le bouddhisme, une philosophie du bonheur ? (Seuil) On ne s’en étonnera pas. Ce qui vaut pour la philosophie vaut aussi hélas pour le bouddhisme. Dans son dernier ouvrage, Roger-Pol Droit dénonce « la dérive actuelle de la philo ‘commerciale’, qui est de promettre le bien-être de ses lecteurs – devenant à ce titre une sorte d’annexe du développement personnel et des psychothérapies ». Une perspective illusoire, selon l’écrivain. Une réflexion qui vaut tant pour la philosophie que pour le bouddhisme.

William Burton : Vous affirmez que la philosophie ne fait pas le bonheur. Pourtant n’est-ce pas un des buts que lui assignaient les Grecs?

Roger-Pol Droit : Ce que j’essaie de dénoncer dans ce livre, c’est une sorte d’air du temps qui s’est installé progressivement ces vingt dernières années et qui aboutit aujourd’hui à ce que la philosophie, dans les magazines notamment, est devenue le vecteur du bien-être et du bonheur. Il me semble que ce bonheur est quelque chose qui est bien plus de l’ordre de l’anesthésie ou du contrôle social que le bonheur dont parlaient les philosophes grecs. Quand je dis que la philosophie ne fait pas le bonheur, je veux dire qu’elle ne fait pas ce bonheur qu’on nous vend aujourd’hui et qu’on lui attribue comme principale ressource. Les Anciens croyaient et disaient que la philosophie peut effectivement rendre heureux, assurer une forme de sérénité et de sagesse, mais je pense qu’il y a un écart, sinon un fossé profond, entre ce que les Grecs appelaient «bonheur» et ce que nous appelons «bonheur» en 2015.

William Burton : En quoi ces deux «bonheurs» sont-ils différents?

Roger-Pol Droit : D’abord, le bonheur des Anciens est toujours inclus dans une totalité: la Cité, la Nature, le Cosmos… Notre bonheur «bien-être», il est toujours finalement plus individuel que collectif. Ensuite, le bonheur ancien, il n’était jamais garanti, ni facile à atteindre: c’est au bout de décennies d’exercices qu’en fin de compte, on pouvait dire qu’un sage ou un philosophe était heureux. Mais c’était aléatoire, incertain, alors qu’aujourd’hui, ce qu’on cherche à nous vendre, c’est une sorte de sérénité «clef en main» et indolore. Et puis, le denier point, c’est que la sagesse antique – qui est plus un idéal qu’une réalité – est un horizon où l’état de celui qui est devenu sage est au-delà du bonheur et du malheur. Il n’est ni heureux, ni malheureux, il est ailleurs si je puis dire: il est sorti des fluctuations, de ce qui pourrait l’affecter et l’atteindre directement. Cette sorte de sagesse est très différente du bien-être un peu «peinard» qu’est le bonheur 2015. Et ce que je lui reproche, c’est finalement de vouloir éliminer du champ de la pensée tout le négatif, c’est-à-dire tout ce qui est désagréable, conflictuel, plus ou moins cruel… Or, il me semble qu’on ne peut prétendre à penser la réalité que si on se confronte à ce négatif, que si on sait qu’il fait partie du réel. Et là, il y a une sorte de tactique d’esquive que les philosophes devraient dénoncer, alors que de plus en plus, ils abondent dans le sens de cet oubli du négatif.

Le philosophe Roger–Pol Droit, reprenant une expression de Guy Bugault, présente le bouddhisme « comme une ‘doctrine-médecine’. La sapience (prajna) et l’activité intellectuelle qu’elle implique, absolument indissociables de la méditation et du recueillement (dhyâna), y sont toujours entièrement subordonnées à la délivrance, ou guérison – le nirvana.
Les textes les plus anciens attestent déjà fortement cette visée thérapeutique. Le schéma quadripartite du Sermon de Bénarès emprunte le moule des quatre questions classiques de la médecine traditionnelle indienne et de ses diagnostics : Quelle est la maladie ? Quelle est son origine ? Quelle est sa cessation ? Qu’est-ce qui conduit à cette cessation ?
En outre, en plusieurs passages du Canon pâli, le Bouddha est explicitement comparé à un chirurgien. C’est le cas de ce locus classicus que constitue la parabole de l’homme blessé d’une flèche. L’homme mourra avant qu’on ne lui ait retiré la flèche empoisonnée qui le transperce, s’il pose comme préalable à l’intervention du chirurgien d’avoir obtenu des réponses sur l’identité du tireur, les matériaux de l’arc, la fabrication du projectile, etc. Laissant de côté les problèmes spécifiques posés par ce sutta célèbre, qui a donné lieu à de nombreux commentaires, je n’en retiens que ceci : le Bouddha est ce chirurgien qui va empêcher l’homme de mourir. Il va l’aider à se défaire de la flèche du désir, – ici du désir spéculatif – qui cause sa souffrance et sa ruine. Un autre sutta pali, le Sunakkhatasutta, reprend cette comparaison chirurgicale, en l’expliquant terme par terme : « La blessure est synonyme des six sens, le venin est synonyme de l’ignorance, la flèche est synonyme de la soif et du désir, la sonde du chirurgien est synonyme du recueillement, le couteau du chirurgien est synonyme de la sapience, le médecin et le chirurgien sont synonymes du Tathâgata [un des surnoms du Bouddha] ».
R.-P. Droit, Le silence du Bouddha et autres ques-
tions indiennes, Hermann, Paris 2010, pp. 85-86

Dans Le Soir du vendredi 6 mars, William Burton interroge le philosophe Roger-Pol Droit à l’occasion de la parution de son livre, La philosophie ne fait pas le bonheur… et c’est tant mieux (Flammarion). Le titre évoque celui d’un ouvrage récent de Philippe Cornu, Le bouddhisme, une philosophie du bonheur ? (Seuil) On ne s’en étonnera pas. Ce qui vaut pour la philosophie vaut aussi hélas pour le bouddhisme. Dans son dernier ouvrage, Roger-Pol Droit dénonce « la dérive actuelle de la philo ‘commerciale’, qui est de promettre le bien-être de ses lecteurs – devenant à ce titre une sorte d’annexe du développement personnel et des psychothérapies ». Une perspective illusoire, selon l’écrivain. Une réflexion qui vaut tant pour la philosophie que pour le bouddhisme.

William Burton : Vous affirmez que la philosophie ne fait pas le bonheur. Pourtant n’est-ce pas un des buts que lui assignaient les Grecs?

Roger-Pol Droit : Ce que j’essaie de dénoncer dans ce livre, c’est une sorte d’air du temps qui s’est installé progressivement ces vingt dernières années et qui aboutit aujourd’hui à ce que la philosophie, dans les magazines notamment, est devenue le vecteur du bien-être et du bonheur. Il me semble que ce bonheur est quelque chose qui est bien plus de l’ordre de l’anesthésie ou du contrôle social que le bonheur dont parlaient les philosophes grecs. Quand je dis que la philosophie ne fait pas le bonheur, je veux dire qu’elle ne fait pas ce bonheur qu’on nous vend aujourd’hui et qu’on lui attribue comme principale ressource. Les Anciens croyaient et disaient que la philosophie peut effectivement rendre heureux, assurer une forme de sérénité et de sagesse, mais je pense qu’il y a un écart, sinon un fossé profond, entre ce que les Grecs appelaient «bonheur» et ce que nous appelons «bonheur» en 2015.

William Burton : En quoi ces deux «bonheurs» sont-ils différents?

Roger-Pol Droit : D’abord, le bonheur des Anciens est toujours inclus dans une totalité: la Cité, la Nature, le Cosmos… Notre bonheur «bien-être», il est toujours finalement plus individuel que collectif. Ensuite, le bonheur ancien, il n’était jamais garanti, ni facile à atteindre: c’est au bout de décennies d’exercices qu’en fin de compte, on pouvait dire qu’un sage ou un philosophe était heureux. Mais c’était aléatoire, incertain, alors qu’aujourd’hui, ce qu’on cherche à nous vendre, c’est une sorte de sérénité «clef en main» et indolore. Et puis, le denier point, c’est que la sagesse antique – qui est plus un idéal qu’une réalité – est un horizon où l’état de celui qui est devenu sage est au-delà du bonheur et du malheur. Il n’est ni heureux, ni malheureux, il est ailleurs si je puis dire: il est sorti des fluctuations, de ce qui pourrait l’affecter et l’atteindre directement. Cette sorte de sagesse est très différente du bien-être un peu «peinard» qu’est le bonheur 2015. Et ce que je lui reproche, c’est finalement de vouloir éliminer du champ de la pensée tout le négatif, c’est-à-dire tout ce qui est désagréable, conflictuel, plus ou moins cruel… Or, il me semble qu’on ne peut prétendre à penser la réalité que si on se confronte à ce négatif, que si on sait qu’il fait partie du réel. Et là, il y a une sorte de tactique d’esquive que les philosophes devraient dénoncer, alors que de plus en plus, ils abondent dans le sens de cet oubli du négatif.

« Le discours du Bouddha ne vise pas la vérité mais le salut. Le Bouddha n’enseigne ni l’agréable ni le vrai en général, mais seulement ce qui est utile sur le chemin conduisant au nirvâna, et fait silence sur le reste. Son discours est donc, en un sens, purement instrumental. Il doit être abandonné après avoir servi et ne constitue pas un bien per se, de même que le radeau, une fois parvenu sur l’autre rive, peut-être abandonné à la destruction. Comparable au couteau du chirurgien, l’enseignement n’a de valeur que s’il supprime la douleur, le mal-aise (duhkha en pâli, dukkha en sanskrit) de vivre er de désirer. Le bouddhisme (…) est une « doctrine-médecine. »

Roger-Pol Droit, Le silence du Bouddha et autres questions indiennes, Hermann, Paris 2010, p. 20-21

Les textes proposés sur le blog de Shikantaza expriment avant tout l’opinion de leurs auteurs. Les lecteurs sont invités à les examiner avec l’esprit de libre arbitre prôné par le Bouddha dans le Kalama Sutta.

« Le bouddhisme, on l’a dit, est avant tout une thérapeutique, une « doctrine-médecine » qui conduit à la délivrance, cessation de la souffrance. Cette cessation résulte de l’extinction de la « soif », c’est-à-dire du désir, provoquée par l’ignorance. En « voyant » les choses telles qu’elles sont (impermanentes, conditionnées, dépourvues de nature propre), on cesse de désirer et donc de souffrir. Ce « voir » n’est pas simplement théorique. Le « savoir » bouddhique ne s’obtient pas par une voie seulement intellectuelle, et ne s’atteint pas par des raisonnements. Sans exclure une forme de discrimination rationnelle, il demeure inséparable d’un travail sur le désir, d’un entraînement graduel et continu au détachement. La sapience (prajnâ) et l’activité intellectuelle qu’elle implique sont indissociables de la méditation et du recueillement (dhyâna), et leur ensemble est toujours subordonné à la guérison – le nirvâna.

Faire silence face aux interrogations angoissées et angoissantes constitue donc un geste cathartique. En s’abstenant de répondre, le Bouddha tend à ôter le questionnement. Ces demandes constituent  des obstacles sur le chemin du seul objectif qui importe : la délivrance, cessation de la souffrance. A la question la plus théorique se mêle toujours un attachement passionnel. C’est pourquoi, confronté à la liste-type, identique de texte en texte, de dix thèmes proprement spéculatifs – « métaphysiques », dans notre lexique – relatifs notamment au caractère fini ou infini du monde, à la nature mortelle ou immortelle de l’âme, le Bouddha, toujours, fait silence.

Sur le chemin vers le nirvâna, de telles préoccupations retardent, alourdissent, égarent dans l’inessentiel. Ce qu’on ne sait pas, il n’y a pas à se le demander. Le silence est bien, ici, un jeûne thérapeutique. En se taisant face à qui l’interroge pour savoir si le monde est fini ou infini, l’âme mortelle ou immortelle, etc., le médecin-Bouddha prescrit, par son mutisme, l’abstinence du tourment métaphysique.

Il ne faudrait cependant pas considérer ce silence comme un rejet dogmatique des systèmes spéculatifs. Il ne s’agit en aucune manière d’un refus de principe, d’un quelconque « anti-intellectualisme » sceptique – encore moins d’une condamnation morale du désir de savoir. Le bouddhisme est une médecine pragmatiste. Tout, répétons-le, y est subordonné à la cessation de la souffrance. Si l’exercice de la spéculation métaphysique y contribuait, il serait vivement recommandable. Il se trouve que cet exercice est inutile. Il n’est donc pas mauvais absolument (l’idée d’un mal absolu n’a rien de bouddhique), mais relativement.

C’est ce que confirme le texte, peu commenté, d’un sutta pâli[1], où le Bouddah drese l’inventaire des cas où il se tait et de ceux où il parle, en fonction d’une combinatoire mettant en jeu le vrai, l’agréable, et l’utile. Ce qui est faux, inutile et désagréable, il ne le dit pas. Pas plus que ce qui est vrai, agréable, mais inutile. Il parle, en revanche, au moment opportun, de ce qui est vrai et utile, que cela soit agréable ou désagréable à entendre pour son auditeur. L’important n’est pas ici que le vrai l’emporte sur l’agrément – ce qui est socratique -, mais que l’utile l’emporte même sur le vrai – ce qui est bouddhique, et signe une attitude pragmatique.

Roger-Pol Droit, Le silence du Bouddha et autres questions indiennes, Hermann, Paris 2010, p. 29-31


[1] Abhayarâjakumarâsutta, Majjhima-Nikâya n° 58. Pali Text Society, London, I, pp.392-396 (Trad. I.B. Horner, Pâli Text Society, London, 1975, pp.60-64).

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