« Alors, où peut se cacher ce ‘soi permanent’ qui serait à l’abri des changements constants qui caractérisent toutes les forces psychiques et physiques décrites dans le cadre des cinq ‘agrégats’. (…) Il est vrai que la plupart des visions non bouddhistes du phénomène de l’homme proposent l’idée d’une âme ou d’un principe spirituel individualisé. Cette ‘âme’ gouvernerait en quelque sorte le tout et continuerait à exister même après la désagrégation, au moment de la mort, des aspects matériels et psychiques de l’individu. Selon les bouddhistes pourtant, cette affirmation est tout à fait gratuite et reflète davantage nos désirs illusoires que la réalité. Pour eux, toutes sortes de ‘cris du cœur’ jaillissent ainsi de l’attachement à l’existence de ce ‘soi permanent’ et montrent à quel point l’homme est prisonnier de cette illusion : ‘JE veux ceci !’ ‘J’ai raison !’ ‘VOUS avez tort !’ ‘C’est le MIEN’… Et ce ‘je’ est beaucoup plus qu’un pronom qui désignerait la combinaison d’agrégats dont parlent les bouddhistes.
(…) Le ‘je’, comme tous les autres phénomènes, est, selon la terminologie bouddhiste, ‘conditionné’. Il est nécessaire de dire ici que ce terme n’a aucune relation avec le chien de Pavlov qui, lui, est ‘conditionné’, mais à réagir d’une manière bien déterminée dans des circonstances bien définies. (…) Si j’en parle ici, c’est parce que la première fois que certains de mes étudiants entendent ce mot ‘conditionné’ ou le lisent dans des livres sur le bouddhisme, ils pensent à ce pauvre chien. En réalité, dire que tout être est ‘conditionné’, c’est simplement une autre manière d’affirmer que rien n’existe en soi, c’est-à-dire que rien n’existe indépendamment de l’ensemble des phénomènes qui constituent le monde dans lequel se trouve l’individu. »
Dennis Gira, Le bouddhisme à l’usage de mes filles, Seuil, 2000, pp. 95-97
3 commentaires
Comments feed for this article
30 janvier 2015 à 11:28
Matthys
Nous sommes d’accord, c’est ce qu’il est écrit et enseigné mais qu’est-ce qui se réincarne et qu’est-ce qui permet de se souvenir de SES vies antérieures ? Là, j’ai un gros problème de compréhension …
2 février 2015 à 10:10
Mokusho
Le bouddhisme enseigne que nous sommes constitués d’agrégats. Ces cinq agrégats (un physique, quatre psychiques) ou « constituants » des êtres sensibles se séparent au moment de la mort. Le corps (le constituant physique) disparaît et la ‘série psychique’ constituée par les quatre agrégats restants ‘poursuit sa route’ à la recherche d’un nouveau corps. Tous les agrégats étant par nature instables, impermanents, c.-à-d. en mutation constante, continuent d’évoluer après la mort de la personne. Chaque série psychique est certes individuelle, mais lorsqu’elle se trouve un nouveau corps, elle n’est déjà plus la même qu’au moment de la mort de l’enveloppe corporelle précédente. Le bouddhisme dit dès lors que ce qui renaît n’est plus tout à fait la même personne, mais n’est pas tout à fait différent non plus. On ne peut donc pas parler de « réincarnation » (une même personne dans un autre corps) car ce qui renaît dans la continuité de ce qui était n’est déjà plus ce qui était. C’est pourquoi on parle de continuum. Prétendre que l’on serait la réincarnation de Napoléon relève soit de la folie, soit de l’illusion. La série psychique qui animait ce corps appelé Napoléon (mais qui était elle-même en évolution constante) a ‘continué sa route’, en continuant à se transformer. Personne ne peut prétendre aujourd’hui avoir hérité des constituants psychiques ‘de l’empereur’ … Bref : pas de ‘réincarnation’ dans le bouddhisme, car rien dans le bouddhisme qui soit comparable à une âme, mais renaissance de séries psychiques en évolution constante.
Que dire alors des ‘réincarnations’ de tel ou tel maître ?- Les textes nous disent effectivement que le Bouddha, lors de son éveil sous l’arbre de la bodhi, a vu défiler toutes ses vies antérieures. On sait aussi que les dalaï-lamas tibétains sont tous considérés comme les réincarnations successives du premier. Dans le film Little Bouddha, « le spectateur a nettement l’impression que c’est le même protagoniste qui se réincarne de vie en vie, depuis l’Inde ancienne jusqu’à l’Amérique moderne, comme si (la vision tibétaine) de la réincarnation était dans la droite ligne de l’enseignement du Bouddha. » (B. Faure) « Utiliser le mot ‘réincarnation’ pour désigner les tülku est … abusif et trompeur », précise Philippe Cornu, lui-même pratiquant du Dzogchen (bouddhisme tibétain). « C’est un usage populaire et non le terme correct. S’il y avait, comme le veut la croyance populaire tibétaine, de grands maîtres qui se réincarnent de vie en vie, il faudrait alors se demander : qui ou quoi se réincarne ? » Et il ajoute : « Dans la pratique, quand on interroge des tülku, ils déclarent le plus souvent ne pas se rappeler de leurs vies passées, sauf dans leur petite enfance où des souvenirs vifs peuvent persister. Mais tous ressentent une puissante connexion spirituelle avec des maîtres et des lieux spirituels qui sont en lien direct avec leur prédécesseur. »
Le phénomène des réincarnations est donc étroitement lié à la culture tibétaine. « Mais, commente Bernard Faure, … le système a peut-être fait son temps. À l’heure où les Chinois communistes s’activent à trouver des lamas réincarnés parmi leurs partisans, ses inconvénients pour les Tibétains semblent en voie de l’emporter sur ses avantages. C’est peut-être sur cet arrière-plan qu’il faut interpréter l’intention, exprimée par le présent dalaï-lama, de ne pas se réincarner. » Pour approfondir : Philippe Cornu, Le bouddhisme, une philosophie du bonheur ?, Le Seuil, Paris, 2013. Particulièrement le chapitre 5 : Qu’est-ce que le karman ?
4 février 2015 à 17:24
Matthys
Merci pour votre réponse qui éclaire grandement ma compréhension. Ca devient tout de suite beaucoup plus logique.
Luc